Le Luxembourg est le seul pays de l’Union Européenne qui ne dispose pas de règles sur le contrôle des concentrations à titre préventif visant à protéger la concurrence, pour le bénéfice des consommateurs, et dotant l’Autorité de concurrence d’un pouvoir de contrôle basé sur la notification préalable des projets de fusion d’importance qui dépassent certains seuils fixés par le projet.
L’ULC salue donc la présentation d’un projet de loi s’inspirant des régimes en vigueur de longue date au niveau européen et dans les pays voisins. Compte tenu de l’ouverture économique du pays et les importants flux transfrontaliers, l’Autorité sera a priori amenée à retenir, sans doute plus souvent que dans d’autres Etats, des définitions de marchés géographiques dépassant le cadre national comme souligné dans l’exposé des motifs. Une étroite coopération avec les autorités de concurrence des pays voisins s’avérera donc indispensable. L’Autorité sera guidée par la Revised Market Definition Notice de la Commission Européenne. Lors de la consultation publique du début de cette année, le BEUC (Bureau Européen des Unions de Consommateurs) dont l’ULC fait partie, a souligné que les organisations de consommateurs sont en mesure de contribuer substantiellement à l’analyse et à la définition des marchés grâce à leur expertise et aux données factuelles découlant de leurs enquêtes et tests. Des interventions du BEUC dans plusieurs cas traités par la Commission et devant la Cour de Justice de l’UE illustrant le comportement des consommateurs et les profils d’achats, en témoignent.
L’application de la future loi par l’Autorité de concurrence devra tenir compte des évolutions et priorités nouvelles en matière de concurrence. L’ULC rappelle que la Commission Européenne s’efforce d’utiliser la politique de la concurrence en vue de promouvoir la transition vers une économie durable et une économie digitale en résistant aux pressions des grands groupes qui invoquent la « concurrence globalisée ».
Plus d’attention doit être accordée en matière de contrôle des fusions aux effets de réseaux (« network effects ») et à la consolidation des « big data ».
Par ailleurs, la question du renversement de la charge de la preuve, à savoir qu’il devrait incomber aux entreprises fusionnant de démontrer que la concurrence n’est pas affectée, devra être suivie avec attention par l’Autorité. Dans ce sens, l’appel du président du Bundeskartellamt allemand, Andreas Mundt : « Konzerne mit marktübergreifender Bedeutung wie Google unter ein strengeres Regime zu stellen und die Beweispflicht anzupassen. Die Konzerne müssten dann belegen, dass ihre Übernahmepläne dem Wettbewerb nicht schadeten ».1 Ce renversement de la charge de la preuve répondra à l’asymétrie d’informations grandissante entre les autorités de concurrence et les entreprises.
Autre enjeu : le comportement réel des consommateurs sur le marché (« behavioural economics ») ainsi que la protection de groupes de consommateurs vulnérables face à la complexité croissante de l’économie, notamment dans les secteurs de la finance, de l’énergie et des télécommunications, devront guider le contrôle des fusions et concentrations.
Le projet de loi prend en compte la spécificité du Luxembourg en termes d’importance du secteur financier. L’ULC exprime de grandes réserves quant au régime dérogatoire prévu pour que le contrôle national des concentrations ne devienne pas un obstacle potentiel à un éventuel sauvetage de certaines entités du secteur financier ou du secteur des assurances.
Les dérogations prévues concernent, outre les cas de mesures d’intervention précoce, de redressement ou de résolution dans lesquelles interviennent des autorités de contrôle et de surveillance, telles que la CSSF (article 47 §2) ou le CAA (article 48 §2), plusieurs cas d’urgence (à savoir « les situations où il y a nécessité de maintenir la stabilité financière du Luxembourg, d’éviter une menace sérieuse pour la stabilité du système financier luxembourgeois […], ou de protéger les intérêts des déposants ou des investisseurs » (article 47§3) et « […] des preneurs, assurés ou bénéficiaires d’assurance » (article 48 §3) qui ne sont aucunement définis (ni dans le projet des articles ni dans leur commentaire) et semblent ainsi être laissés à l’interprétation et appréciation discrétionnaires des organismes financiers et d’assurance.
Qui va s’atteler à la définition et la mise en œuvre de ces cas d’urgence, et contrôlera que les conditions prévues aux articles 47§3 et 48§3 sont bien remplies ?
L’ULC craint que ces cas d’urgence rédigés en des termes trop généraux et vagues ne permettent d’exempter du champ d’application de la loi une grande partie, si ce n’est l’entièreté, des projets de fusion ou d’acquisition des établissements financiers et du secteur des assurances. L’ULC recommande donc la suppression de ces cas d’urgence des articles 47§3 et 48§3 et la seule application des paragraphes 1 et 2 en ce qui concerne « une mesure d’intervention précoce, de redressement ou de résolution » de chacun des articles 47 et 48 des prédits articles.
En plus, dans les cas visés aux articles 47§2 et 48§2, l’Autorité de la concurrence est purement et simplement dessaisie, alors qu’elle devrait garder à notre sens une compétence d’avis favorable, spécifiquement sur l’aspect concurrentiel, d’autant plus que cette Autorité est compétente pour effectuer les analyses de marché transfrontalières, y compris dans le secteur financier et qu’elle peut évoquer ces questions, si nécessaire, au sein du réseau européen des autorités de concurrence.
Faut-il rappeler que l’évolution et les pratiques du secteur bancaire (frais élevés, fermeture d’agences, …) lèsent considérablement les intérêts des consommateurs, notamment des couches les plus vulnérables.
En matière d’assurance, la condamnation par le Conseil de la concurrence en juin 2013, de l’ACA et de neuf compagnies d’assurances pour une entente illicite en matière de bonus/malus concernant l’assurance RC auto, suite à notre plainte, avait montré à quel point les pratiques anti-concurrentielles en matière d’assurance lèsent également les intérêts des consommateurs.
Nos mises en garde trouvent écho dans une étude du 6.11. 2017 de l’ACPR2 en France sur les restructurations bancaires : « Du fait de leur potentiel de synergies plus élevé, les opérations de fusion et acquisition dans le secteur bancaire devraient théoriquement d’abord concerner des banques à réseau. Les restructurations pourraient avoir une incidence, au moins localement, sur l’accès aux services bancaires (disparition de guichets, augmentation des tarifs) et sur leur qualité (réduction de la gamme, perte de la relation client). La clientèle de détail (particuliers et petites entreprises) apparaît particulièrement exposée : des études empiriques récentes (Berger, Demsetz et Strahan, 1999) semblent, en effet, suggérer que la qualité des services bancaires offerts à cette catégorie de clientèle serait inversement corrélée à la taille des établissements restructurés. En d’autres termes, la fusion de grands établissements tendrait à réduire la qualité de l’offre de services bancaires à la clientèle de détail alors que la fusion d’établissements de petite taille l’accroîtrait. ».
Howald, le 18.10.2023
- Handelsblatt, 8 février 2022
- L’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (« ACPR ») est l’organe de supervision français de la banque et de l’assurance.